Pour cette première interview vidéo disponible aussi en Podcast, nous avons eu le plaisir de recevoir Antoine Prono, de la société Transludis. Antoine est traducteur de jeux de société et nous explique en détail son métier. Il a traduit des jeux très connus (Aventuriers du rail, Ark nova …) et connait bien le monde du jeu pour avoir traversé et travaillé avec plusieurs éditeurs. Il sort également son premier jeu début 2024 que nous ne manquerons pas de tester. Vous avez un récapitulatif écrit des moments forts ci-dessous mais je vous invite à regarder la vidéo ou écouter le podcast pour ne rien manquer!
Vous pouvez écouter l’interview complète en Podcast également sur Spotify.
Transcription écrite des moments importants.
Bonjour Antoine, que fais-tu dans le monde du jeu ?
Je suis traducteur spécialisé de jeux de société, j’ai créé ma société il y a 6 ans qui s’appelle Transludis. Avant cela j’ai travaillé chez Days of Wonder pendant 8 ans, et chez FunForge, ce qui m’a permis de bien me familier avec le milieu du jeu de société, étant moi-même joueur depuis longtemps. Je vis de cette activité de traduction, qui correspond aux études que j’ai faites.
Avant, tu étais donc salarié pour un éditeur de jeu, est-ce que tu faisais tous leurs jeux ?
Non, je ne faisais pas que ça, car c’est assez rare qu’un éditeur embauche un traducteur à temps plein. Je faisais aussi beaucoup de gestion de projets. Par exemple, faire en sorte que certains jeux sortent dans toutes les langues de travail, donc j’allais chercher les autres traducteurs nécessaires.
Aujourd’hui, tu fais que de la traduction de règles, mais tu travailles avec tout le monde ?
En effet, j’ai pas mal de contacts aujourd’hui, et je vois qu’il y a un besoin en traduction pas forcément comblé, donc j’ai décidé de sauter le pas et proposer mes services aux éditeurs que je connaissais.
Est-ce que ce sont les éditeurs et les autres traducteurs qui viennent vers toi ? Ou es-tu obligé de démarcher pour chercher le travail ?
Il y a un peu les deux, de manière générale je faisais quelques salons, notamment à Cannes, Paris etc, pour aller à la rencontre des éditeurs et distribuer ma carte de visite, discuter des missions déjà réalisées ensemble.
Quels sont les jeux que tu as déjà traduits, et pour lesquels tu es « connu » ?
Ceux qui m’ont fait une bonne publicité c’est Arknova, Nemesis, Empires du Nord et ses extensions, et beaucoup de jeux édités par Super Meeple, pour des jeux plutôt experts comme VoidFall ou Septima.
Une grosse traduction te permet d’être mis en avant du coup ?
Oui, si le jeu a du succès [auprès du public]. Si le jeu est très bien traduit mais n’a pas de succès, il n’y a pas beaucoup de retombées. Mais ça pour le coup je n’y peux pas grand-chose.
Combien de temps te demande la traduction d’un jeu ?
Ça va directement dépendre du volume de texte, et de la complexité du jeu. Si on parle d’une petite boite de jeu qui tient sur une demie page, on va compter 2h à une demie journée maximum de travail, alors qu’un gros jeu comme Ark Nova ou Nemesis c’est plutôt 3 semaines à un mois de travail. Le volume le plus conséquent que j’ai eu à traiter (hors jeux de rôles) c’est 60 000 mots pour Voidfall, ce qui m’a demandé un peu plus d’un mois de travail, auquel on ajoute la relecture et les corrections, donc c’est assez conséquent.
Sur une année tu es facilement à plus de 10 jeux traduits ?
Oui très facilement, car en moyenne je fais entre 60 et 80 jeux par an. Ce ne sont pas tous des gros jeux à travailler : parfois une mission va durer une ou deux heures.
J’imagine que n’importe quel traducteur ne peut pas se lancer dans ce métier-là, est-ce que le fait que tu sois joueur t’aide à réussir ton métier ?
Je pense qu’il faut être un minimum joueur quand même, car mon expérience de joueur et d’éditeur m’aide beaucoup : je sais comment rédiger une règle de jeu, les pièges à éviter, les mots à double sens, etc.
Tu n’as pas besoin de tester le jeu avant de le traduire ?
Plusieurs fois malheureusement c’est impossible. Parfois une partie de démo est possible comme avec certains logiciels qui permettent de jouer une version numérisée d’un jeu, beaucoup utilisée par les auteurs pour leurs prototypes. Ce qui permet de tester un jeu sans se déplacer donc c’est assez utile. Si c’est vraiment un petit jeu simple, de plis et de défausses avec des mécaniques peu difficiles à saisir, je n’ai pas besoin d’y jouer. Mais tout dépend de l’éditeur finalement.
Pour les essais, lorsqu’ils sont possibles, tu fais une partie avec l’auteur ou l’éditeur ?
Cela dépend, parfois nous n’avons pas le temps, l’auteur ou l’éditeur montre quelques éléments du jeu, ou simule quelques tours de jeux. Mais c’est assez rare qu’on fasse une partie complète avant la traduction. C’est pour cela que c’est bien d’être joueur et d’avoir l’expérience du jeu, car sauf grosse innovation, les jeux reprennent pas mal les mêmes mécanismes. Par exemple la piste de score Ark Nova reprend une piste de jeu d’un autre jeu. On peut se raccrocher à ce qu’on connait déjà.
Est-ce que ton nom apparait dans les règles ?
Oui, et j’y tiens beaucoup. Je ne suis pas crédité sur la boite, mais souvent en dernière page des règles du jeu. Parfois je mets des blagues dans ma signature.
Est-ce que tu gères aussi la mise en page des règles du jeu, une fois traduites ?
Ça fait partie du travail de traducteur justement, quand on produit un texte qui doit tenir dans un espace restreint, il faut garder autant que possible le même encombrement. Ce qui est une discipline à part entière, mais qui s’apprend. Parfois il faut faire attention à ne pas perdre de sens. S’il faut enlever des informations, ça peut arriver, il faut enlever ce qui a le moins d’importance. Il arrive par exemple que le rédacteur anglais aie mis une blague ou sur-expliqué un point, il faut faire au plus simple. Idéalement il ne faut rien enlever, mais parfois on est obligé de faire des compromis.
Comment tu arrives à traduire des noms parfois particuliers de personnages ou de factions ?
C’est une très bonne question. Par exemple dans le jeu Terra Nova qui est allemand, la faction appelée « les Sœurs du Désert » sont nommées « Adoratrices du Soleil » en anglais, et « Filles du Désert » en allemand. C’est un choix de traduction, tout le monde n’est pas obligé d’être d’accord. J’ai une certaine latitude pour les noms, je suis assez libre selon l’éditeur, même si je ne fais pas ce que je veux non plus. Si un nom ne sonne pas bien en français, je vais le modifier et essayer de trouver quelque chose de plus intéressant. Si c’est un nom classique comme une Fée, je ne vais pas improviser (les Golems, les Inventeurs etc du jeu Terra Nova, je n’ai rien inventé).
Est-ce que tu traduis aussi les éléments du jeu dans son ensemble ?
En général quand je traduis un jeu je traduis l’ensemble, c’est à dire les règles, plaquettes, fiches, cartes, boites, tout. C’est rare qu’on emploie plusieurs traducteurs pour le même jeu, et c’est même risqué de le faire, car on risque des incohérences entre ce qui peut être écrit au dos de la boite et dans le jeu par exemple.
Un jeu comme Terra Nova c’est combien de temps de travail ?
Une semaine de travail environ.
Comment es-tu payé ?
Ça dépend des traducteurs, ça peut être un taux horaire, ou au nombre de signes ou de mots. En traduction un tarif classique c’est entre 10 et 15 centimes par mots en moyenne. Ça peut être plus pour les métiers de traducteurs spécialisés en juridique par exemple. Idem pour les paires de langues, traduire du portugais en letton va être mieux rémunéré car c’est plus rare de trouver un traducteur adapté.
Le tarif dépend du ratio entre le temps passé et la qualité du travail. La traduction ce n’est pas juste passer d’une langue A à une langue B, il y a aussi beaucoup de recherches, de reformulations, de rédaction. Une bonne traduction demande du temps. Si l’éditeur ne donne pas assez de budget à une traduction, il ne donne mécaniquement pas assez de temps au traducteur pour traiter un document. Le résultat sera probablement moins bon.
L’autre danger, dans les erreurs de traduction, il faut bien faire la différence entre une coquille (une lettre en trop, un doublon de paragraphe par exemple etc) c’est embêtant mais le jeu peut être joué. Par contre si la traduction remet en cause une règle fondamentale c’est dramatique car ça peut tuer un jeu dans le sens où on ne va pas jouer avec la bonne règle. Si c’est une carte c’est embêtant mais localisé. Si c’est sur une règle qui ressort régulièrement c’est dramatique.
Est-ce qu’il y a des jeux qui sont connus pour avoir une règle de jeu mal traduite ?
Il doit y en avoir oui, je n’ai pas d’exemple en tête. Ce n’est pas fréquent que ça tue absolument un jeu. C’est embêtant et pas professionnel qu’il y ait une erreur, évidemment dans un monde idéal elle ne devrait pas y être. C’est très compliqué de faire zéro erreur de traduction. Un bon traducteur va relire et se faire relire à fond.
Je relisais notamment le livre Un monde sans fin de Ken Follet, d’une grande maison d’édition, dans lequel j’ai repéré deux trois coquilles. Ce n’est pas nouveau, les coquilles dans la presse ont toujours existé. Il faut toujours travailler avec l’optique de faire le moins d’erreurs possibles. La relecture est nécessairement en fin de projet, traité avec plus ou moins de sérieux selon les éditeurs. Mais même les plus pointilleux ne sont pas à l’abri, ce n’est pas infaillible.
Est-ce que les outils d’intelligence artificielle, les IA, t’inquiètent pour l’avenir du métier de traducteur ?
Alors cela fait vingt ans qu’on répète que les robots vont remplacer les traducteurs. Maintenant, il ne faut pas rejeter en bloc les progrès de l’intelligence artificielle. C’est très spectaculaire car les textes générés par l’IA sont fluides, mais la qualité de la traduction ne va pas être aussi juste que ce que peut faire un traducteur humain.
La vraie question à se poser c’est est-ce que les gens veulent du juste, du fin, du nikel, ou est-ce que ça leur suffit d’avoir quelque chose de compréhensible pour moins cher ? Je ne sais pas si l’IA peut vraiment nous remplacer et bien traduire un jeu de société, car elle va louper des références culturelles ou des contextes. Il y a eu du progrès, mais pour l’instant l’IA ne sait pas encore traduire correctement des jeux de société. Tout dépend donc de l’exigence des joueurs au final. C’est une question de choix.
As-tu un petit mot à ajouter pour terminer cette interview ?
Oui un petit mot à ceux qui s’intéressent à la traduction, je mets régulièrement sur twitter des petites anecdotes, il m’arrive d’y détailler certains processus ou parler de certains jeux en particulier, qui peuvent susciter la curiosité. N’hésitez pas à aller voir sur mon compte @transludis.
Je sors également mon premier jeu de société en tant qu’auteur, en début d’année 2024, qui s’appelle Rune Masters. C’est un Tower défense coopératif, c’est-à-dire que tout le monde joue ensemble contre le jeu : il faut défendre un temple contre des vagues de monstres. Ça se résout avec des dés à combiner, mais il reste un part aléatoire. Un jeu rapide qui ne se veut pas complexe, de un à quatre joueurs.
Ce sera l’occasion de se revoir pour en parler plus en détail, lorsqu’il sera sorti ! Merci Antoine d’avoir pris le temps de discuter avec nous.
Date et invité de la prochaine interview.
La prochaine interview aura lieu courant octobre avec l’auteur du jeu de société Kauri. « Charlec »‘, qui a aussi créé le jeu assymétrique « La Bête », nous expliquera comment lui est venu l’idée de Kauri et ce qu’on y fait. N’hésitez pas à mettre note site en favori ou vous abonner à la newsletter ci-dessous pour ne rien rater.